FOI ET CROYANCES RELIGIEUSES
«La science et la religion vivent sur deux planètes
différentes.
L'une appartient à la raison ; et pour l'autre, c'est
le sentiment.» (F. Nietzsche).
Le professeur
André Malet résume ici la foi « démythologisée » du théologien
Bultmann. Pour ce dernier, la science détruit l’ancienne conception
«mythologique» du monde (croyance au surnaturel, en de prétendus
miracles, etc.). Mais la science n’est, elle-même, qu’une représentation
objective du monde. La foi se situe, de toute façon, sur un autre
plan. «Pour voir Dieu, dit Malet, il faut que l’homme meure à
tout signe objectif de Dieu dans le monde dont l’action divine
ne modifie en rien l’apparence. » De même que le croyant espère
être sauvé et « justifié » malgré la conscience de ses fautes,
de même « Dieu est au-delà des étoiles, c’est-à-dire au-delà des
signes prétendument visibles de sa présence, et c’est contre toutes
les étoiles qu’on croit en lui ».
« Si la démythologisation
est d’abord exigée par le conflit entre l’image mythologique du
monde qui est celle de la Bible et l’image du monde formée par
la pensée scientifique, il apparaît cependant aussitôt que la
démythologisation est une exigence de la foi elle-même. En effet,
celle-ci exige d’être libérée de la liaison à toute image du monde
projetée par la pensée objectivante, qu’il s’agisse de la pensée
du mythe ou de la pensée de la science. Ce conflit montre que
la foi n’a pas trouvé la forme d’expression qui lui est appropriée,
qu’elle n’a pas pris conscience de son caractère spécifiquement
inconstatable, qu’elle n’a pas clairement vu l’identité de son
motif et de son objet, qu’elle n’a pas nettement saisi la transcendance
et le caractère caché de l’action divine et qu’en méconnaissant
son spécifique « Dennoch » (son « pourtant »), elle objective
Dieu et l’action de Dieu dans la sphère du mondain. Quand la critique
s’élève, à partir de l’image moderne du monde, contre l’image
mythologique du monde (qui est celle de la Bible et de la prédication
ecclésiastique traditionnelle), elle rend à la foi le grand service
de la rappeler à une réflexion radicale sur son essence véritable.
C’est précisément
à cet appel que veut répondre la démythologisation. «L’invisibilité
de Dieu exclut tout mythe qui voudrait rendre visibles Dieu et
son action; mais elle exclut également, en tant qu’elle est l’invisibilité
de Dieu, toute conception de l’invisibilité et du mystère qui
est pensée dans la Begrifflichkeit de la pensée objectivante.
Dieu se dérobe au regard objectivant; il peut seulement être cru
contre l’apparence, — tout comme la justification du pécheur peut
seulement être crue contre la conscience qui l’accuse.
« Et, de
fait, la démythologisation radicale est le parallèle de la doctrine
paulinienne-luthérienne de la justification sans les œuvres de
la Loi et seulement par la Foi. Ou plutôt: elle en est l’accomplissement
conséquent dans le domaine de la connaissance. Comme la doctrine
de la justification, elle détruit toute fausse sécurité et toute
fausse exigence de sécurité de la part de l’homme, qu’il s’agisse
de la sécurité fondée sur ses bonnes actions ou sur sa connaissance
objective. L’homme qui veut croire en Dieu comme en son Dieu doit
savoir qu’il n’a rien en main à partir de quoi il pourrait croire,
qu’il est pour ainsi dire en l’air et qu’il ne peut exiger aucune
légitimation de la vérité de la Parole qui l’interpelle. En effet,
le motif et l’objet de la foi sont identiques. Ne trouve la sécurité
que celui qui abandonne toute sécurité, qui — pour parler avec
Luther — est prêt à entrer dans les ténèbres intérieures.
Nos contemporains
les plus férus de superstitions, de miracles et de sciences occultes
n’en utilisent pas moins le téléphone et l’automobile et n’ont
plus peur d’une éclipse totale de soleil
[note], c’est-à-dire qu’ils se comportent
comme si le monde était entièrement profane. Leur action se moque
de leur pensée. Les croyants sérieux et cultivés rejettent d’ailleurs
avec mépris cette mythologie populaire. Ils acceptent la science
et la technique en justifiant cette attitude par l’affirmation
que la science et la foi relèvent de deux ordres totalement différents.
Mais, s’ils repoussent la magie, le spiritisme et toutes les formes
du miraculeux païen, ils n’en admettent pas moins le miraculeux
chrétien, qu’ils ne démythologisent que dans les cas les plus
« choquants ». Ils ne croient plus que l’Eucharistie indignement
reçue puisse provoquer la mort corporelle (I. Cor. 11, 30) ni
que le Christ soit assis à la droite de Dieu au sens naïvement
littéral où l’entendaient les premiers chrétiens, mais ils acceptent
sa naissance virginale, sa résurrection, son ascension et sa venue
à la fin des temps telles que les rapporte le Nouveau Testament.
D’une manière générale, ils ont de Dieu et de son action une conception
« supra-intra-mondaine ». Ce sont des théologiens appartenant
à cette famille d’esprits qui ont le plus ironisé sur la phrase
de Bultmann : « On ne peut se servir de la lumière électrique
et de la radio, utiliser en cas de maladie les techniques médicales
et cliniques modernes et en même temps croire au monde des esprits
et des miracles du NT » (KM I, 18). Il ne sert pourtant à rien
de déclarer sur un ton supérieur qu’une telle assertion est «
naïve », car ce n’est là qu’une manière de se fuir soi-même pour
éviter de mettre en question ses convictions les plus chères.
Mieux vaudrait ironiser sur son propre cas et se demander s’il
n’y a pas, au fond de l’assurance que l’on a, une angoisse fondamentale
et ce désir de sécurité qui est spécifique de l’homo religiosus.
Cette angoisse et ce désir conduisent à une conception erronée
de la foi. On confond l’incarnation du divin avec son objectivation.
On ne voit pas que, si Dieu s’est vraiment incarné, aucun signe
intramondain (aucun miracle) ne doit pouvoir le déceler et que
Jésus doit être entièrement « profane » : ce n’est que contre
toutes les apparences qu’on peut croire que cet homme totalement
homme est « la parole de Dieu. » (André Malet, Mythos
et Logos, éd. Labor et Fides, Genève, 1962, pp. 391-393.)
[note]
Nous faisons allusion à l’éclipse totale de soleil parce que ce
phénomène qui n’est visible en France qu’une ou deux fois par
siècle, le fut le 15 février 1961 dans le Midi et le 11 Août
1999 dans le Nord, offrit à l’historien de la culture des observations
aussi intéressantes qu’à l’astronome. Nous avons pu notamment
constater, par bien des témoignages directs, que l’homme le plus
inculte de notre temps se rendait simultanément compte de la libération
que la science lui avait apportée et de la terreur sacrée qui
devait être celle des anciens en présence de cet événement insolite.[retour
au texte]
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